Plume doigt

Plume doigt

Synesthésie 2 : Le silence est un accord en la mineur.

La lumière se rallume dans la salle de classe. Les volets sont ouverts, et le soleil y entre à flot. Les vaches broutent dans le pré d'à côté. Les élèves entrent dans la classe. Brouhaha et froissement de la peau qui se meut sous les tissus. Le monde s'assoit. Le monde discute et attend. Le professeur entre. Il a son livre de cours sous le bras ; sa couverture reflète la lumière du soleil levant au-dessus des montagnes. Quelques nuages s'accrochent aux falaises. Les bosquets d'arbres qui y poussent plongent dans la brume, comme si un autre monde attendait derrière sans qu'on le sache. Des lambeaux de brume se faufilent entre leurs branches. Les merles attendent d'y voir avant de s'élancer. L'un d'entre eux se saisit d'un mille-pattes trop aventureux. Odeur de la sève, odeur du bois. Le vent fait s'agiter les branches et les feuilles. La brume se déplace ; elle va vagabonder plus loin.

Le professeur s'est assis à son bureau. Il a saisi un stylo-feutre noir. L'odeur chimique pénètre mes sinus. Il écrit sur le tableau blanc. Le feutre émet des gémissements feutrés. Chuchotis qui s'élèvent, pareils à de la fumée depuis le fond de la classe. Crissement de la plume sur les pages. Une armée de pointes de métal glissent sur le grain d'une légion de feuilles de papier.

La musique change : le professeur propulse sa voix vibrante jusqu'au fond de la classe, marquant les esprits des enfants.

"Silence !"

Silence...

 

J'ai un jour entendu la voix du silence. Dans un couvent tenu par des soeurs, leur chapelle était tellement emplie de silence, que même la voix de mes amis ne parvenait pas à le faire disparaître. Les bancs bien alignés s'étendaient dans la salle jusqu'à l'autel où se dressait le pupitre vide. J'étais assis sur un de ses sièges en bois en compagnie de camarades de mon âge. Je levais les yeux vers le plafond, d'un blanc mat, qui se courbait pour former une voute. Sur les côtés en hauteur se trouvaient les vitraux de toutes les couleurs. L'étendue si vaste et si vide de l'endroit, associée à la faiblesse des chuchotis de mes amis ont dû provoquer, par ce si flagrant contraste auditif, une perception plus étendue de ma part du silence. Je l'ai alors entendu. J'ai pris conscience que c'était la première fois que je me trouvais dans un endroit à ce point silencieux. Aucun bruit. Aucune agitation. J'ai eu soudainement conscience que le silence avait toujours été là, autour de moi, en moi. Même lorsque le bruit extérieur du monde régnait, il avait toujours été là, présent, même si imperceptible. Voit-on l'air que l'on respire à chaque inspiration ? J'ai eu la soudaine impression que le silence m'environnait, comme une couverture épaisse mais non contraignante. Comme une voix au son continu, éternel.

Je ne saurais dire avec précision ce que le silence m'a dit ce jour là. Mais cependant, je dirai ceci : il est des mots que le silence connaît, et que la parole ignore. Il existe des significations, des sens, des secrets à la portée de tout le monde, que j'ai entendus en quelques secondes dans cette chapelle. L'information est passée, je l'ai accueillie, en quelques instants éternels de silence : la matière noire constitue 90% de notre univers, tandis que le Silence constitue 90% de nos âmes.

Les grottes de montagne hurlent aux oreilles des discours d'une rare éloquence.

Les montagnes sont d'incorrigibles bavardes : les gouttes d'eau ne cessent jamais de s'écraser. Les stalagmites et stalactites sont les formes calcaires des discussions éternelles que les montagnes entretiennent entre elles. Quelles pipelettes, vraiment !

 

 

En attendant, nos chambres le soir sont remplies de silence et d'ombre. Une lanterne allumée éclaire faiblement la pièce. Nos corps se serrent contre la lumière. Nous ne voyons qu'elle ; l'ombre est derrière nous.

Le bonheur à l'intérieur, le malheur à l'extérieur.

Nos visages sont alors des masques de sérennité, et nous ne tremblons pas. Nous enserrons doucement et délicatement la source de lumière. Nous avons oublié l'ombre extérieure du monde, tout comme les élèves ont oublié la parole.

"Silence !"

Et le silence fut.

Le son transporte la création. Celui qui écoute le son devient ce que le son transmet. "Silence", "Lève-toi", "Prends ton cartable avec toi et marche".

Bruits de chaise que l'on déplace sans la soulever. Fouillis du cartable que l'on passe sur le dos. Semelles sur le lino. Je colle mon oreille droite sur la surface en bois de mon pupitre. J'entends les vibrations des pas se réverbérer jusqu'à mon tympan. La matière transmet aussi le son. La matière chante pour celui qui tend l'oreille vers elle. Je pianote sur le rebord métalique des pieds de la table : je me joue une petite partition. Je vois les ondes vibratoires parcourir le métal, remonter dans le bois, glisser sur ma peau.
L'univers est une vibration qui s'étend à chaque seconde. J'immite le Big Bang en pianotant sur ma table. Correction : nous immitons tous le Big Bang à chaque instant, car nous vivons. Et vivre est une vibration sonore.


La réponse à l'univers est 42 ; le son de la vie est un la mineur.

 



01/06/2019
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