Synesthésie partie 1 : Les pieds dans le sable humide, la marée s'approche des orteils.
La petite salle de classe était plongée dans l'ombre. Quelqu'un avait tiré les rideaux et abaissé les volets roulants. Le son avait résonné dans la pièce en un roulement rythmique, cadencé, accordé au mouvement des poignets du professeur. Il avait saisi la branche juste au-dessus de la première jointure pliable avec sa main droite. Puis, de sa main gauche, il avait empoigné la poignée qui terminait la branche au-dessous de la seconde jointure. La partie entre les deux s'était relevée à angle droit avec la partie supérieure de la branche, et le professeur n'avait plus eu qu'à jouer de la manivelle.
Le bruit du roulement des volets résonnaient à mes oreilles comme un grondement lointain, un orage à l'horizon ; le genre de bruit diffus qui se déverse petit à petit, avec lenteur et magnificence. Comme un tigre qui se déplace en grondant. Le bruit mélodieux de l'orage lointain est celui du pouvoir harmonieux ; ce qui nous fait nous sentir immensément petit, et immensément à notre place dans ce vaste univers. L'orage est comme l'appel du muezzin à la prière. Il t'appelle et te rappelle à l'humilité vraie.
"Dieu est grand !" illumine l'éclair, "Dieu est grand !" gronde le tonnerre.
Et Dieu est vraiment grand dans ces moments où on s'oublie.
Dans ma salle de classe, je me rappelle de ces moments. Je les revois dans ma mémoire. Je les ressens dans mon corps. Je les vis avec mon âme. Je les écoute avec mon esprit.
Ils ont plus de réalité que tout le reste. Ils sont plus vrais que lui, que toi, que moi. Ces moments sont éternels. Et il est possible que nous ne vivons que pour ces seuls moments. Quand on les vit, on se rend compte que tout ce qui s'est passé depuis la dernière fois où l'on a vécu ces moments n'existe pas. C'est comme si l'on avait jamais cessé de vivre ces moments. C'est comme si tout le reste n'était qu'un rêve, et que l'on se réveille soudainement pour ces moments là.
Ils ne durent parfois que quelques secondes. Pourtant ces secondes ont une saveur qui amplifie la portée vibratoire du temps. Ces secondes sont des millénaires enfermés dans des gouttes de clepsydre. À chaque seconde, l'univers se crée. La seconde est un océan gigantesque, une plage où viennent s'échouer les embruns de la mer. L'écume vole jusqu'à mon visage et se pose sur mes joues. les mouettes jouent dans le ciel, elles crient. Elles plongent dans les vagues et remontent avec un poisson dans le bec. Le vent de la mer déferle dans mes cheveux. L'odeur d'iode me rappelle l'infini.
Je vois comme des gouttelettes d'écume s'évaporer dans les airs.
Le sable crisse sous mes pieds. L'humidité l'a rendu dur et compact. Mes orteils creusent du bout des ongles, et je les enfouis. J'attends la marrée.
Le roulis des vagues sur ma peau. Le sable se déplace. Il suit le flux et le reflux. Il ruisselle entre mes doigts de pied. Ça bouge, ça pique un peu, parfois. Des coquillages se dévoilent Leurs rainures parfaites me rappellent la beauté intrinsèque du monde.
Je suis une émotion de beauté, et la beauté se dévoile à moi, car elle reconnaît ce qui est elle.
Je suis la beauté. La beauté est moi.
Les rainures du coquillage me rappellent certains paysages de montagne ; les nervures des minéraux, du calcaire, qui brillent au soleil. L'herbe pousse autour de ce calcaire, elle en est l'écrin. Chaque brin est tellement vert ! Comment cela se peut-il ?
Comment cela est-il possible ?
L'émerveillement est contagieux parce qu'il est naturel. Dans un monde de beauté, il est normal de s'éveiller émerveillé, dans la joie.
Dans un lit d'herbes des champs, j'ai fait ma couche. La texture des fibres sous mes doigts me fait penser que l'herbe est un tissage de milliards de fil de soi(e) chlorophyllienne. Au-dessus de moi, le ciel peuplé de nuages cotonneux. Ils forment des bandes gigantesques d'une espèce inconnue et volante, au gré des vents d'altitude. Ils changent de forme à chaque seconde ; mon esprit les crée, leur donne un nom. Les nuages sont un peuple qui change de nom à chaque instant. Ils nous ressemblent, en fait...
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