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Film


[Analyse et Réflexion] Cloud Atlas : Réincarnation, temps linéaire et simultané.

Aujourd'hui, je m'attaque à un film particulièrement compliqué. Cloud Atlas est une création cinématographique particulièrement complexe sur deux points : les acteurs et les personnages qu'ils jouent, ainsi que la trame temporelle de l'histoire générale.

Mais commençons par résumer le film pour ceux qui ne connaissent pas. Je crois d'ailleurs que le simple résumé permettra aux lecteurs de comprendre ce que je veux dire par "film complexe".

 

 

1849, 1936, 1975, 2012, 2144, 2321. Voici les années dans lesquelles vivent les différents personnages principaux de l'histoire. Cloud Atlas est en effet une histoire en six parties temporelles. Chaque personnage, Adam Ewing, Frobisher, Luisa Rey, Timothy Cavendish, Sonmi-451, Zachry, vit sa propre aventure à son époque, en apparence sans lien avec les autres.

Adam Ewing est un notaire américain envoyé à Hawaii conclure un contrat de vente d'esclaves pour le compte de son beau-père. Lors de son retour, il aide un esclave noir qui avait grimpé clandestinement à bord à ne pas être jeté par dessus bord.

Frobisher est un jeune compositeur pianiste, bisexuel et sans le sou, qui se retrouve à aider un vieux compositeur, Vyvyan Ayrs, à composer sa dernière oeuvre.

Luisa Rey est une jeune journaliste noire américaine à San Francisco. Elle se retrouve mêlée à une affaire d'assassinat et de corruption industrielle fomentée par une puissante entreprise d'énergie fossile et atomique.

Timothy Cavendish est un vieil homme anglais, éditeur et fripouille, qui se retrouve enfermé dans une maison de retraite à la campagne suite à une énième affaire crapuleuse qui a mal tourné.

Sonmi-451 est un clone humain femelle à Séoul. Elle est serveuse dans un bar branché de la ville sans aucune perspective d'avenir jusqu'à ce qu'un groupe de résistants la fasse évader, ce qui lui permet de découvrir le monde extérieur.

Zachry est un éleveur de moutons sur une île vivant en tribu. Un jour, Meronym, une ethnologue venue des restes de la civilisation hautement évoluée vient rendre visite à son peuple. Zachry, par un tour du destin va l'aider à trouver ce qu'elle est venue chercher, ce qui peut peut-être sauver le reste de la civilisation sur la Terre.

 

Comme on peut le voir, ces 6 personnages n'ont au premier regard rien qui pourrait les rattacher les uns aux autres. Pourtant, ils font tous partie du même film, alors qu'est-ce qui les unit ? Plusieurs éléments. Et c'est ce qui va alimenter ma petite réflexion du jour.

 

Le premier élément est le legs que chaque personnage laisse derrière lui à destination du personnage qui lui succède dans la chronologie. Adam Ewing laisse un journal intime que Frobisher lira en 1936. Frobisher laisse sa correspondance avec son amant Sixsmith ainsi que son unique composition Cartographie des nuages (Cloud Atlas) que lira et écoutera Luisa Rey. Rey laissera derrière elle un récit manuscrit de son aventure que lira en tant qu'éditeur potentiel Timothy Cavendish. Cavendish laissera derrière lui un livre qui sera adapté en film que visionnera Sonmi-451. Sonmi-451 laissera derrière elle un message qui sera interprété comme un ensemble de croyances religieuses par le peuple de Zachry qui verra en Sonmi une déesse.

Chaque personnage influence donc plus ou moins fortement celui qui vient après lui dans la chronologie temporelle. Parfois, le personnage ne fera que lire sans conséquence visible le legs (Cavendish). Parfois, le legs sera tellement important qu'il fera partie prenante de la vie du personnage suivant (Sonmi-451 et Zachry).

Le deuxième élément est celui des objets communs aux personnages, ou que l'on retrouve dans plusieurs vies. Chacun a en effet en commun une tâche de naissance en forme d'étoile filante. De plus, il est à noter que le bouton de manchette d'Adam Ewing volé par le médecin crapuleux se retrouve en possession de Zachry (nous y reviendrons plus loin).

Le troisième élément est celui des acteurs. Prenons Tom Hanks. En 1849, il est le docteur Goose qui cherche à tuer Ewing pour son or. En 1936, il est le patron de l'hôtel qui force Frobisher à lui donner son gilet en soie s'il veut continuer à louer sa chambre d'hôtel. En 1975, il est Isaac, un scientifique qui vient en aide à Rey et le paye de sa vie. En 2012, il est l'auteur "Dusty" Hoggins qui connaît le succès après qu'il a tué un critique littéraire qui lui faisait un mauvais retour. En 2144, il est l'acteur qui interprète Timothy Cavendish dans le film adapté du roman de Cavendish. En 2321, il est Zachry.

Rien qu'avec cet acteur, je pense que l'on peut se rendre compte que le film prend ici une dimension nouvelle et complexe. Et qu'on se le tienne pour dit, c'est la même chose pour tous les acteurs de ce film.

Ainsi, voila ce qui unit ces six histoires en un tout cohérent : les legs, les objets, et les acteurs.

 

À partir de ces trois éléments, je vais tenter d'élaborer une petite réflexion sur les thèmes abordés par ce film de façon très ingénieuse.

Ces thèmes sont la réincarnation, le karma (ou loi de la cause et de la conséquence), et la nature du temps.

 

Nous connaissons tous je pense la théorie de la réincarnation. Le fait qu'après la mort, l'esprit ne meurt pas, mais trouve un autre corps. Beaucoup de films ont traité à l'heure où j'écris de la réincarnation, I Origins par exemple. Cependant, Cloud Atlas est le premier film à ma connaissance à la traiter si profondément. Il ne s'agit en effet pas de parler de l'histoire d'une personne qui se serait réincarné, ou d'un mort qui revient à la vie dans un autre corps. Ici, il s'agit de tout un groupe de personnes qui se réincarnent à travers le temps, incarnant à chaque fois des rôles extrêmement différents, mais toujours liés les uns aux autres. Et la façon de réaliser cela, c'est en ayant recours aux acteurs. Nous avons vu les six différentes réincarnations de Tom Hanks. Mais il y a aussi les six différentes réincarnations de Jim Sturgess, Bae Doona, Jim Broadbent, Hugh Grant, Keith David, Hugo Weaving, etc. Prenons d'ailleurs le cas de Hugo Weaving. Il est l'acteur dont les six réincarnations sont les plus uniformes quant aux rôles qu'il y joue. En effet, dans le cas des autres acteurs, leurs rôles varient grandement dans l'échelle du bien et du mal ou dans l'échelle de l'importance dans l'histoire. Halle Berry est ainsi une simple serveuse de bar que l'on peut voir, si l'on a l'oeil, durant à peine quelques secondes en 2012, tandis qu'elle est Jocasta en 1936, Luisa Rey en 1975, Ovid en 2144, et Meronym en 2321. En ce qui concerne Hugo Weaving, il est dans les six histoires un personnage ou activement ou passivement négatif. Il est Haskell, le beau-père d'Adam Ewing en 1849, marchand d'esclave qui s'oppose à la fin de l'histoire à son beau fils. Il est Kesselring, un ami allemand de Vyvyan en 1936 (et donc il est sous-entendu qu'il est plus ou moins lié aux nazis). Il est Smoke, le tueur à gage chargé de neutraliser Rey en 1975. Il est l'infirmière Noaks en 2012, chargée de surveiller et d'empêcher la fuite des résidents de la maison de retraite. Il est l'administrateur Mephi en 2144 qui cherche à arrêter Sonmi-451. Il est Georgie l'ancien en 2321, une sorte d'apparition vaguement reptilienne et démoniaque qui susurre des pensées tentatrice à Zachry. En fait, le terme "négatif" est peut-être un peu trop manichéen. Disons qu'à chacune de ses incarnations, il est un personnage qui s'est rangé dans le camp du système social mis en place, et répressif (marchand d'esclave, nazi passif, tueur à gage, infirmière-surveillante, administrateur, et esprit démoniaque poussant à adopter la mentalité "les faibles sont la pâture des forts".) Hugo Weaving est donc un paradoxe au sein des acteurs de ce film. Au milieu de tous qui semblent avoir des réincarnations aléatoires, il est le seul à avoir une unité de sens. Les paradoxes sont nombreux dans ce film, mais nous y reviendrons.

La réincarnation est aussi abordée par le fait que chaque personnage principal naît avec une tache de naissance en forme d'étoile filante. Le seul à voir cette récurrence dans le film est Sixsmith, qui voit cette tache sur son amant Frobisher en 1936, et sur Luisa Rey en 1975 (le seul personnage à se trouver à deux époques, et donc à faire un lien physique et tangible entre deux personnages principaux. Pour information, son acteur est James D'Arcy, et on le retrouve notamment dans sa réincarnation en tant que l'archiviste en 2144).

Le film permet ainsi d'aborder la réincarnation selon deux angles de vue paradoxaux. L'étoile filante laisse suggérer que chaque personnage principaux sont un seul et même esprit qui naîtrait à chacune des époques afin d'accomplir quelque chose en particulier. Les acteurs, d'un autre côté, laissent penser que la réincarnation s'opère selon l'ADN. C'est à dire que chaque esprit se retrouve à chaque époque avec un corps à l'ADN tellement similaire qu'ils sont les mêmes individus physiquement. Cela voudrait ainsi donc dire que l'identité de l'esprit se répercute sur l'ADN. Selon ce schéma, chaque esprit joue à chacune des six histoires un rôle extrêmement différent (à l'exception notable de Hugo Weaving).

Au stade où nous en sommes, les deux théories se valent. Il est parfaitement possible que nos esprits se réincarnent dans des corps différents à travers le temps avec un rôle d'un même degré d'importance. Il est aussi possible que nos esprits se réincarnent dans des corps qui chaque fois sont les mêmes, mais avec des rôles bien différents à chaque fois. Il est possible quantité d'autres scénarios.

Cependant à titre personnel, j'apprécie la théorie des esprits se réincarnant dans des corps identiques. En effet, je ne trouve pas incohérent l'idée que l'esprit soit le créateur de tout ce qui se produit dans le monde, et que donc, son identité se manifeste aussi via son ADN. De plus, il n'est pas impossible que notre ADN se retrouve combiné selon les même séquences plusieurs fois à travers les millions d'années. Vous imaginez maintenant votre corps à l'identique au temps des mayas, ou au temps de la Seconde Guerre mondiale ? De plus, je trouve que le film en lui-même oriente bien plus notre attention sur la seconde possibilité avec son traitement des acteurs.

 

Qui dit réincarnation, dit aussi karma (ou loi de la cause et de la conséquence). Personnellement, je préfère employer les termes de loi de la cause et de la conséquence. On associe trop souvent le mot "karma" avec une connotation spirituelle négative ou positive.

Je m'en tiendrai à un seul fait résumant très bien tout ce que le film nous dit sur ce thème. Il s'agit du bouton de manchette que vole le docteur Goose (Tom Hanks) à Adam Ewing (Jim Sturgess). Ce bouton, on le retrouve en possession de Zachry (Tom Hanks), qui a un ami proche qui se fait tuer au début de son histoire (Jim Sturgess). Ici, le bouton que Tom Hanks dérobe à Jim Sturgess reste en sa possession à travers le temps jusqu'en 2321. De même Jim Sturgess qui manque de se faire tuer par Tom Hanks finit par se faire tuer par la main d'un autre sous les yeux de ce dernier cinq siècles plus tard. Le bouton de manchette que Tom Hanks vole reste en sa possession et réapparaît au moment où Jim Sturgess se fait tuer sous ses yeux. Un peu comme s'il était là pour lui dire : l'ami que tu as voulu tuer pour ses biens, le voila tué comme tu le voulais. Heureux ? Bien entendu que non. Autre exemple mineur en 2012, Tom Hanks en tant que Dusty Hoggins reluque la serveuse Hale Berry, avec qui il finira en couple en 2321 en tant que Zachry et Meronym. Nul besoin selon moi d'aller plus loin sur ce thème de la loi de la cause et de la conséquence. Cela prendrait des heures à relever tout ce qui relève du karma dans ce film, et ce n'est pas le sujet.

 

Enfin, concernant la nature du temps, nous sommes mis face à un paradoxe, tout comme pour la réincarnation. En effet, le temps semble tout autant linéaire que simultané.

Le temps linéaire s'exprime par la ligne temporelle des personnages et les legs qu'ils font à ceux qui les suivent. Ainsi, on passe normalement du XIXe siècle au XXIVe siècle.Une longue histoire de cinq siècles donc. Et pourtant.

Tout d'abord, le film nous raconte les six histoires de façon simultanée. On passe notre temps à aller d'un personnage à l'autre de façon toujours fluide, un peu comme si leurs histoires se déroulaient en même temps. Mais il y a mieux. Dans l'histoire de 1936, le personnage de Vyvyan réveille une nuit Frobisher. Il vient de faire un terrible cauchemar dans lequel il a vu une sorte de bar avec les murs de toutes sortes de couleurs et où les serveuses avaient toutes le même visage et avec une musique incroyable. Lui ne le sait pas, mais nous spectateurs savons très bien qu'il a vu le bar où Sonmi-451 travaille avec ses collègues d'infortune. Ainsi, Vyvyan a vu dans son rêve le futur. Frobisher compose Cartographie des nuages (CouldAtlas) après avoir écouté le rêve de Vyvyan. Ce dernier en entendant la musique de Frobisher est sous le choc. C'est bien la musique qu'il a entendu dans son rêve. Frobisher et lui ont alors ce dialogue :

 

F : À vrai dire, j'ai écrit plus d'un mouvement en nous imaginant nous croiser à nouveau dans différentes vies, à différentes époques.

V : Oui. Une oeuvre aussi importante que celle-ci ne saurait venir uniquement de vous, ou de moi. Elle vient de nous !

F : C'est exactement mon sentiment.

 

Au-delà du thème de la réincarnation, ce dialogue implique quelque chose d'incroyablement dérangeant quant au temps. Il implique que Frobisher ait composé sa musique en étant en contact avec ses différentes réincarnations à travers le continuum espace-temps, qu'il soit passé ou futur. Le rêve de Vyvyan montre bien que ce n'est pas parce qu'un événement se passe dans le futur qu'il est inaccessible à ceux qui vivent dans le "présent". Le nous par ailleurs auquel fait référence Vyvyan ne se limite pas selon moi à lui et à Frobisher. Il désigne aussi l'entièreté des personnage joué par tous les acteurs du film.

Ainsi, le temps décrit par le film est à la fois continu et simultané. Il est continu car il existe une chronologie des événements. il est simultané, car il est joué de telle manière que le spectateur voit tout ce qui se passe simultanément, et parce que les différents protagonistes ont dans une situation toute particulière un accès au futur et à l'ensemble des réincarnations du continuum espace-temps pour composer La Cartographie des nuagesCloud Atlas.

 

 

Aussi, au final, quel est le but du film. Ou plutôt, quel est le but de l'histoire et donc, des personnages ? Si l'on suit le temps linéaire, on part du XIXe siècle pour finir au XXIVe siècle où Zachry et les siens se retrouvent sur une autre planète. Le but ultime des personnages, le but de chacun de leurs rôles serait de permettre à Zachry de faire émigrer ce qui reste de l'humanité sur une autre planète ? Possible. Pourtant, ce n'est pas vraiment, je trouve, ce que le film essaye de nous dire. On ne s'attarde pas assez sur le "sauvetage" de l'humanité. On ne les voit pas, par exemple, quitter la Terre. Ils finissent simplement sur une autre planète. L'acte en lui-même n'est ainsi pas assez mis en valeur par le scénario.

Si l'on suit le temps simultané par contre, et comme on l'a vu, c'est l'ensemble des vies des personnages qui permet à Frobisher de composer sa musique, Cloud Atlas, qui est le titre du film... Ainsi, je pense pour ma part que le but des vies de chacun des personnages, principaux ou nom, qu'ils le sachent ou non, que ce soit important ou nom, est de parvenir à écrire La Cartographie des nuages.

Tout ça pour une simple partition de musique ?

Oui. Et n'est-ce pas là ce qui est poétique ?

 

De même, si on part du principe que l'univers où nous vivons se passe en temps simultané, alors tout est pareil que dans le film. L'ensemble de nos vies, l'ensemble des êtres humains, grands comme petits, connus comme inconnus, sert à un but commun qui est peut-être aussi important que la simple écriture d'une musique.  Et pourquoi pas encore moins important, encore plus banal !

À l'heure ou j'écris ces lignes, soit en 2019, peut-être que notre but à tous a été déjà réalisé par un frère ou une soeur dans le passé. Peut-être que notre but commun, dans mon présent, n'est pas encore achevé, il le sera dans le futur par quelqu'un d'autre. Peut-être qu'il est en ce moment même en 2019 en train d'être réalisé ?

Ou alors, comme le temps est simultané, alors le but que nous les humains avons tous en commun est toujours, à tout instant, en train d'être réalisé. Car celui ou celle qui le traduit dans la matière se base sur l'ensemble de nos vies depuis le commencement jusqu'à la fin...

Chaque miliseconde de chacune de nos vies participent ainsi au but que nous avons tous, même si nous ignorons quel est ce but.

N'est-ce pas d'une beauté absolument parfaite ?

 

Merci à Cloud Atlas pour cette petite réflexion.

 


17/03/2019
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