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[Réflexion] Le Maître et Marguerite (auteur : Mikhaïl Boulgakov) : La nature humaine face à la nature du monde

Aujourd'hui, premier article sur un ouvrage de littérature générale ! Je n'en lis d'ordinaire pas beaucoup, mais celui-ci occupe une place particulière dans ma bibliothèque. Il s'agit du dernier roman écrit par Mikhaïl Boulgakov (1891-1940), grand écrivain russo-soviétique du XXe siècle, Le Maître et Marguerite.

 

 

Mais commençons par résumer, et la vie de l'auteur, et le résumé de l'histoire pour ceux qui ne connaîtraient ni Boulgakov ni le livre.

Mikhaïl Boulgakov naît à Kiev en 1891 au sein d'une famille dont le père est théologien orthodoxe. Il termine des études de médecine en 1916. Cependant, rapidement il commence à écrire et s'engage dans la vie littéraire de son pays alors plongé dans les affres de la Guerre civile entre rouges et blancs. Très vite, il se retrouve dans un pays dont l'idéologie n'éveille chez lui aucun véritable engouement. Sans être un spécialiste, il me semble que Boulgakov était surtout en butte avec le pouvoir soviétique car il écrivait des pièces de théâtre et autres romans qui n'entraient pas dans la ligne idéologique du parti communiste. Raison pour laquelle, à l'exception d'une pièce notable (Les Jours des Tourbine) la censure s'est abattue sur lui comme une masse. Non pas qu'il ait été déporté dans un goulag. Non, avec lui la censure a pris la forme d'une conspiration du silence. Alors qu'il ne cessait d'écrire des tas de manuscrits, aucun n'était publié, et personne nulle part ne parlait de lui dans les journaux littéraires. Là où Boulgakov mérite le respect, c'est que malgré tout, il n'a jamais cessé d'écrire selon son inspiration, sans se plier à une quelconque contrainte extérieure.

 

 

C'est dans ce contexte de silence assourdissant autour de son activité créatrice que Boulgakov a commencé à écrire Le Maître et Marguerite. Ce roman lui a pris douze ans à écrire, et il ne l'a achevé que quelques jours avant sa mort, en 1940. Alors de quoi parle ce roman qui lui a pris si longtemps à écrire ? Très simple. Dans la Moscou des années 30, Satan décide de s'installer quelques temps dans un appartement avec sa petite cour, ce qui occasionne quelques désagréments très étranges à bon nombre de citoyens soviétiques. Au milieu de tout cela, une jeune femme du nom de Marguerite essaye de retrouver l'homme qu'elle aime, le Maître, qui s'est perdu dans les filets de Satan. Pour le sauver, elle est prête à devenir une sorcière...

Dit comme ça, cela a l'air d'être une histoire assez étrange, certes, mais somme toute assez simple. Cependant, l'auteur y mêle aussi la crucifixion du Christ et Ponce Pilate. Boulgakov a été élevé par une famille pieuse. Alors, écrire une histoire avec Satan, le Christ et Pilate comme personnages a dû être pour lui assez "particulier". On sait d'ailleurs qu'il a tenté une fois de se débarasser du manuscrit du Maître et Marguerite en le brûlant dans son poêle. Peine perdue. L'histoire l'obsédait, si bien qu'il en a repris l'écriture, incluant cette expérience dans son histoire. On y voit en effet le Maître au prise avec un manuscrit sur la crucifixion du Christ et sur Pilate. Il tente de le brûler, mais plus tard, Satan finit par lui restituer son manuscrit en lui disant : "Ne sais-tu pas que les manuscrits ne brûlent pas ?"

Cette anecdote est très connue des Russes, et elle laisse sous-entendre selon moi que Boulgakov avait une vision assez mystique de son roman. En tout cas, le thème de l'histoire en plus du fait qu'il cherchera à le paufiner dans les moindres détails alors qu'il est alité depuis des mois, aveugle et mourrant  concourrent à faire du Maître et Marguerite un roman singulier à l'atmosphère profonde.

 

Il existe plusieurs clés de lecture à ce livre, et je vais tenter, sans trop m'y connaître, d'en montrer quelques unes que je trouve intéressantes.

Certaines sont directement liées à la vie de Boulgakov.

La première est celle de la relation romantique entre le Maître et Marguerite. Ici, l'amour est vécu comme quelque chose de fort, de puissant, de magique, mais d'aussi douloureux, voire tragique. Les deux amoureux se rencontrent au détour d'une rue à Moscou, et le coup de foudre est immédiat.

"L'amour surgit devant nous comme surgit de terre l'assassin au coin d'une ruelle obscure et nous frappa tous deux d'un coup. Ainsi frappe la foudre, ainsi frappe le poignard!"

Tout ceci survient alors que Marguerite est déjà mariée à un notable moscovite, et que le Maître est lui-même un petit écrivain vivant dans le sous-sol d'une maison. Malgré tout, les premiers  temps se passent bien. Ce n'est que lorsque le Maître tombe sous l'emprise de Satan que Marguerite fait le choix de quitter son mari et de devenir une sorcière afin de sauver son bien-aimé.

" Pardonne-moi et oublie-moi le plus vite possible. Je te quitte pour toujours. Ne me cherche pas, c'est inutile. Je suis devenue une sorcière à cause du chagrin et des malheurs qui m'ont frappée. Je dois partir, c'est l'heure. Je te dis adieu,

MARGUERITE "

Bien entendu, son entreprise rencontre le succès. En effet, étant donné qu'elle a rejoint Satan par amour pour le Maître, ils sont tous les deux tirés des griffes du Diable dès que les deux amants sont réunis. Cela veut-il dire que le roman nous donne un énième "L'amour triomphe de tout" ? Et bien, oui et non.

Oui, dans le sens où Marguerite parvient à retrouver son amant et à se sortir avec lui de l'emprise de Satan.

Non, car il nous est raconté à la fin de l'histoire que, certes, ils sont libres de l'emprise de l'enfer, mais qu'ils ne sont pas pour autant admis au paradis.

"-Il n'a pas mérité la lumière, il n'a mérité que le repos.[...] Il demande encore que vous preniez aussi celle qui l'a aimé et qui a souffert pour lui."

Ainsi, l'amour ne fait pas tout. Il existe autre chose de tout aussi important, voire plus.

 

Ce quelque chose n'est pas vraiment mentionné clairement dans le roman. Pourtant, il est bien présent, entre les lignes, perceptible mais intouchable. Je n'ai jamais été adepte de la pensée selon laquelle si l'on n'est pas capable de mettre un mot sur quelque chose, alors cette chose n'est pas encore clairement déterminée et n'existe pas.

Je crois qu'il existe des concepts abstraits pour lesquels le mot en lui-même n'est pas capable d'englober la totalité du sens. De même, je crois qu'ily a des mots dont nous croyons connaître le sens, mais qui couvrent en fait des dimensions dont on n'a pas idée. Je crois en somme que l'homme est d'une profondeur bien plus grande que ce que je peux même envisager.

 

Cependant, même si ce quelque chose n'est pas directement exprimé par des mots, les mots tournent autour avec un thème bien précis. Celui du Christ. Boulgakov introduit en effet deux récits en un seul roman. Il y a ce qui se passe dans les années 30 à Moscou, écrit avec un style assez burlesque qui reflète une atmosphère de non-sens, d'absurdité. Et puis il y a ce qui se passe à Jérusalem avec le Christ et Pilate, écrit dans un style bien plus détaillé afin de retranscrire une atmosphère historique. Dans cette partie, le style est beaucoup plus sérieux. Pilate est un personnage sombre et torturé, par ses migraines chroniques autant que par son dégoût de l'humanité. Le Christ apparaît quant à lui comme un philosophe errant avec son unique suivant, Mathieu Lévi.

On est ainsi bien loin de l'image sacrée du Fils de Dieu. Oui, Pilate le fait crucifier, et tout se passe sur ce point comme dans la Bible, mais pas pour les raisons que nous connaissons tous. Pilate lui-même est bien différent de ce que le Nouveau Testament nous dit de lui.

Pilate apparaît en définitive comme quelqu'un qui exécute le Christ bien à contrecoeur. La culpabilité et le regret de l'avoir fait exécuter le poursuivent d'ailleurs bien après sa mort.

Pilate, par sa discussion avec celui qui dans le roman s'appelle Yeshoua, devient son disciple et fait tout ce qui est en son pouvoir légal pour le sauver.

Et que raconte Yeshoua ? Deux choses principales sont à noter dans son discours.

Le fait que tout homme est bon par nature, ce qui rend Pilate très dubitatif. Yeshoua appelle tout le monde "bon homme" (dobry tchelavek en russe). Il déclare même que le centurion qui vient de le fouetter est une bonne personne qui s'est endurcie à cause des blessures que des ennemis de l'Empire romain lui ont infligées.

Il déclare aussi, et c'est ce qui va le condamner pour outrage à l'empereur Tibère, que "tout pouvoir est une violence exercée sur les gens, et que le temps viendra où il n'y aura plus de pouvoir, ni celui des Césars ni aucun autre. L'homme entrera dans le règne de la vérité et de la justice, où tout pouvoir sera devenu inutile."

 

Sur cette dernière idée, j'aimerais m'arrêter, car c'est ce qui constitue à mes yeux le coeur du Maître et Marguerite.

Cette idée anarchiste n'est-elle qu'une simple utopie ? En ce monde, je crois bien que oui. Il suffit juste de regarder ce qu'il se passe chaque jour pour avoir la conviction que rien ni personne ne pourra jamais instaurer un paradis éternel où la paix règnerait partout pour tout le monde.

Ce n'est pas pour cela que le monde a été créé, cela se voit. La nature nous montre chaque jour que l'univers fonctionne sur le principe de l'impermanence, ainsi que sur la prédation (le fort se nourrit des faibles, etc.)

Ce genre d'idée anarchique est une fable politique, un idéal louable et désirable, qu'il faut rechercher malgré l'impossibilité de le concrétiser dans son entièreté en ce monde.

Cela dit, si je suis pessimiste quant à la faisabilité de la paix sur Terre, cela ne veut pas dire que je crois aussi que la nature de l'homme est mauvaise.

Je crois en effet, tout comme Yeshoua dans le roman, que la nature humaine est fondamentalement bonne. Il suffit de regarder un bébé pour y voir l'innocence et la fragilité. Voila ce que nous sommes tous au début : un être fragile, incapable de faire quoi que ce soit par lui-même, et qui pourtant est d'une beauté et d'une perfection absolue.

Et je crois que cette fragilité et cette beauté sont ce que nous sommes peu importe notre évolution ultérieure, peu importe notre âge. Nous restons toujours un être fragile, dépendant, et d'une beauté innocente quasi insoutenable.

Or, ce sont toujours les gens qui sont faibles qui sont le plus gentils.

Alors, dans ce cas pourquoi l'homme fait-il tant de mal ?

Je pense que c'est parce qu'il oublie qu'il est fragile et faible. Je pense que l'orgueil l'aveugle, qu'il se persuade lui-même qu'il est différent du bébé qu'il fut autrefois. Que maintenant, il peut exercer un "pouvoir" sur ce qui l'entoure, et contraindre l'univers à se plier à sa volonté.

"Maintenant, je suis fort, je peux le faire."

Seulement, nous ne le sommes pas. Nous sommes faibles, incapables de faire quoi que ce soit par nous-mêmes sans l'aide de quelqu'un. Et nous le savons bien au fond de nous. Alors, ça nous énerve, ça nous irrite. Nous nous mettons à vouloir lutter contre notre nature.

La frustration augmente chaque jour. Et ce, jusqu'à ce que le tout explose et provoque le malheur.

Le monde entier ne fait que nous renvoyer cela si l'on y réfléchit bien.

Après tout, nous luttons tant et plus pour améliorer la situation, et pourtant celle-ci semble toujours empirer.

 

Mais les bébés ne luttent pas contre leur situation. Les bébés n'enragent pas de ne pas savoir marcher. Les bébés n'ont pas honte de pleurer et de gémir. Les bébés n'ont pas honte de rire à pleine voix. C'est aussi pour ça qu'ils sont d'une beauté redoutable.

 

 

Il n'y a donc pas à rougir de nous-mêmes. La paix éternelle n'est pas possible en ce monde. Mais nous, sommes-nous nous-mêmes de ce monde ?

Nous qui sommes nés dans un monde impermanent et violent, alors que nous sommes si fragiles par nature, n'y a-t-il pas une contradiction majeure ? Ne dit-on pas que les chiens ne font pas des chats ? Pourtant, ce monde de violence où le fort domine aurait acouché d'une espèce consciente totalement faible et fragile ?

N'est-ce pas comme si un chat donnait naissance à une souris ?

 

Ce monde où nous nous battons, où nous vivons pendant un très court temps (encore heureux !), et où rien n'est jamais vraiment satisfaisant, ce monde est-il le nôtre ?

Ou bien est-ce un faux monde ? Un monde dans lequel nous sommes arrivés en visiteurs pour un court moment avant de repartir d'où nous sommes venus ?

Il existe un tel écart entre notre nature humaine et les lois inhumaines de ce monde...

 

Alors cette utopie deviendra-t-elle réalité un jour ? Je suis persuadé qu'elle le sera un jour dans l'intériorité de l'homme, et non dans le monde extérieur. Notre nature nous prédispose à la paix. Quel être faible voudrait partir à la guerre ? Et s'il nous est impossible de plier le monde à ce que nous sommes, nous sommes parfaitement capable de présever notre nature intérieure des tentations du monde extérieur. L'utopie est réalisable en nous. En fait, elle est même sûrement déjà réalisée. Nous ne le savons seulement pas...

 

Je me suis écarté du livre pour donner libre court à mes réflexions. Quoi qu'il en soit, j'espère que cela vous aura donné envie de jeter un oeil au Maître et Marguerite que je n'ai au final qu'effleuré...

 



14/04/2019
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